Le roi des autres

Mon histoire avec les Jarawas remonte au tout début des années 1990 lorsque je
me suis installé à Bangkok comme journaliste indépendant. J’avais dressé une
liste de reportages à faire dans ma nouvelle région d’adoption, l’Asie du Sud-
Est et le sous-continent indien. Ils étaient plus ou moins classés par ordre
de faisabilité. Les plus faciles étant le plus souvent les moins intéressants.
Dans la catégorie des « peut-être un jour, sans doute jamais », il y avait les
Jarawas, un mystérieux peuple d’hommes primitifs (on osait encore l’expression
à l’époque !) originaires d’Afrique qui vivaient nus, de chasse, de pêche et
de cueillette aux îles Andaman, un archipel perdu en Asie, au milieu de
l’océan indien entre l’Inde (dont elles font partie) et la Thaïlande. Les
Jarawas avaient réussi à perpétuer leur mode de vie antédiluvien en restant
isolés du monde extérieur, notamment en accueillant les visiteurs indésirables
à coups de flèches et de machette ! Les autorités indiennes leur avaient
attribué un territoire (officiellement appelé « Réserve ») dont l’accès était
strictement interdit, sauf pour de rares ethnologues et médecins. Une dizaine
d’années plus tard, je me trouvais en Birmanie chez des rebelles qui se
battaient contre l’armée des dictateurs (un combat hélas toujours
d’actualité), lorsque j’ai rencontré par hasard quelqu’un qui avait des
parents aux Andaman. À la fin 2001, grâce à ces derniers, je réussis à gagner
clandestinement le territoire des Jarawas (j’en parle maintenant à l’aise, il
y a prescription). Cette première expédition fut brève et pas à ma gloire
puisque, tel un Tintin distrait, alors que parvenu à une plage où
m’attendaient un groupe de Jarawas, je ne trouvai rien de mieux que de rater
mon saut de la pirogue pour m’étaler dans la mer… avec mon matériel photo !
J’entends encore le grésillement des courts-circuits électroniques au cœur de
mes Nikon. Et je souris toujours en songeant à l’idée que durent se faire les
Jarawas de leurs premiers Blancs ! Je répétai l’expédition, cette fois en
évaluant attentivement la profondeur de l’océan, quelques mois plus tard (et
pas du tout, comme le clama bien après un journal local, en profitant d’un
convoi humanitaire venu en aide aux survivants du tsunami de… 2004). Dans ma
désormais longue vie de journaliste, peu de reportages sont restés gravés au
cœur de ma mémoire comme celui-là. Parce que, entre autres, il y avait eu dès
les premiers instants de ma rencontre avec les Jarawas cette sensation unique
et rare d’être autant observateur qu’observé. Le projet d’écrire un roman
s’est ensuite imposé et développé au cours des années. THIERRY FALISE